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Irene Widmer-Huber, diaconesse et fondatrice de la communauté résidentielle à Riehen

Connaissance de la solitude

En tant que diaconesse ayant vécu en communauté avec d'autres personnes pendant 30 ans, Irene Widmer-Huber peut s'appuyer sur une grande richesse de la connaissance des expériences de solitude. En tant que responsable d'une communauté résidentielle à Riehen, Bâle, elle constate que la vie en communauté redonne aux personnes en marge de la société un sentiment d'appartenance. Dans la première partie de notre série, elle explique ce qui, pour elle, fait partie du phénomène de la solitude.

–> Part 2 et Part 3 de l’interview

Armée du Salut: Quand vous êtes-vous sentie seule pour la dernière fois ?
Irene Widmer-Huber: Je suis de nature plutôt réservée. Chez moi, les moments de solitude surviennent plutôt quand je me retrouve loin de ma famille après un temps passé ensemble. L’exemple que je mentionne est arrivé alors que ma famille a quitté notre maison de vacances, me laissant seule pour travailler à mon livre. Je me suis retrouvée loin de tout et ai dû m’arrêter, car je ne pouvais plus me définir par mon entourage extérieur. Je suis passée par un moment de solitude, sans savoir qui je suis sans ma famille, et ai eu besoin de faire le tour du lac pour me retrouver.

Votre remède a donc été de sortir dans la nature, de vous promener et de vous retrouver ??
De retrouver Dieu ! Je me suis rendu compte que je ne suis pas seulement mère de famille, mais bien enfant de Dieu, vivant en relation avec lui. On peut aussi se perdre malgré une vie intense en famille et en communauté. Si la relation avec Dieu disparaît à l’arrière-plan, quelque chose peut se casser, à la base même de la solitude : la perception d’être relié à Dieu en tant que chrétien.

Quelle définition de la solitude nous proposez-vous ? Que devons-nous en exclure ? Dans votre livre, vous écrivez aussi que l’on ne devrait pas confondre le fait d’être seul avec le fait de se sentir seul. Dans quelle mesure le sentiment de solitude est-il subjectif ?
Il y a la solitude que l’on peut ressentir comme une force positive vitale, comme celle de l’ermite ou celle qui nous pousse à nous retirer pour prier. Puis, il y a la solitude qui est douloureuse, car elle provient d’un manque relationnel, par rapport à la quantité ou à la qualité qui me correspondrait personnellement. C’est donc un peu subjectif. Une personne dira qu’un mariage qui fonctionne lui suffit et couvre entièrement son besoin relationnel. Une autre aura besoin d’un réseau de relations assez grand et assez sain, sans quoi elle se sentira solitaire. La solitude, c’est une « insuffisance » de relations entre les êtres humains. Le cerveau la perçoit comme une douleur, et elle provoque du stress, ce qui, d’un point de vue neurologique, entrave la libération de cortisol, d’adrénaline et de noradrénaline.

Sait-on quel type de personnes est particulièrement touché ?
Au premier plan se trouvent bien sûr les personnes âgées qui vivent seules. Ou celles qui ont perdu leur travail, que ce soit à cause d’un licenciement ou de l’entrée à la retraite. C’est là qu’on voit quelles sont les attaches sociales d’une personne, et c’est un critère. D’un autre côté, il y a aussi le chômage des jeunes, qui est lié à l’évolution numérique ainsi que le réflexe de se retirer dans le monde des jeux vidéo. Facteur de risque : les cas de mobbing de plus en plus nombreux sur les réseaux sociaux, où les disputes de la cour d’école ne s’arrêtent pas devant la porte de la chambre de l’enfant. Ensuite, certains moments spécifiques de la vie peuvent être délicats : un déménagement ou le fait d’habiter seul peut provoquer un sentiment de solitude. La personne arrivera-t-elle à nouer des contacts sociaux en plus du rythme métro, boulot, dodo ou renoncera-t-elle à cet effort trop astreignant pour elle ? En effet, cela demande une certaine organisation. La maladie peut également entraîner un sentiment de solitude. La pauvreté aussi d’ailleurs, car elle empêche de participer, parce que le cinéma ou le café deviennent trop chers. Le phénomène de la solitude est extrêmement large.

Sentiment de solitude en Suisse

bfs-solitude-graphique
bfs-solitude-graphique

Source: Office fédérale de la statistique

Il existe une enquête de sentiment de solitude (voir ci-dessus). D’autres indicateurs sont utilisés, notamment le nombre de ménages à une seule personne. Quels éléments illustrent également cette solitude croissante ?
Dans son travail d’étude, Kerstin Engel (qui vit aussi au Moosrain) a trouvé un lien entre la curatelle et la solitude, donc pour une personne qui perd le contrôle de sa vie et a besoin d’une curatelle parce qu’elle est seule. Un lien clair est aussi établi entre la solitude et des facteurs médicaux tels que surpoids, infarctus du myocarde ou simplement le nombre de consultations chez le médecin. La petite ville de Frome, située au sud de l’Angleterre, se démarque dans la thématique de la solitude. Depuis qu’elle a démarré son projet dans ce domaine, elle a constaté une baisse des consultations médicales : après le lancement du projet, elle recensait 20 % moins de consultations que dans les localités voisines qui ne se sont pas autant préoccupées de cette thématique. Si ce lien n’est pas encore prouvé scientifiquement, il est bel et bien mesurable par l’expérience.

À propos de Irene Widmer-Huber

Diplôme de commerce, puis formation à l'École de diaconie et de travail communautaire de Zurich, avec une spécialisation en travail social et en diaconie.

A partir de 1991, diaconesse à Strengelbach, dans l'église nationale réformée. De là, transfert à Bâle à l'association "open door", travail avec les toxicomanes. Son mari l'a aidée à se sevrer de la drogue, elle dirigeait un ménage avec des enfants dans une grande maison. C'est alors qu'ils ont tous deux commencé à accueillir des gens pour la première fois.

Depuis 1991, Widmer-Huber et son mari vivent en communauté. La taille des communautés n'a cessé de croître. Dans le Moosrain à Riehen, ils ont commencé à fonder des communautés de maisons. Pour tous deux, cette forme de vie est un mode de vie qui fait une personne. D'autant plus que vous commencez à assumer la responsabilité des personnes qui vont et viennent.

 

Des études montrent que la solitude rend malade. C’est donc aussi un sujet de santé. Quel rôle la solitude joue-t-elle sur le corps et le psychisme ?  
D’un point de vue neurologique, la solitude est un stress. Elle entraîne un déséquilibre hormonal, car elle fait mal. Elle a donc les mêmes conséquences qu’une autre douleur comme l’hypertension, un infarctus du myocarde, des troubles alimentaires ou le surpoids. Par ailleurs, la dimension psychique est immense. La solitude qui n’est pas compensée par un collectif donne naissance à des peurs et des psychoses.

Que faut-il pour fuir la solitude, en plus de rechercher une certaine communauté ?

La première clé est d’apprivoiser la solitude et de nommer ce sentiment. Dire : « Tu sais quoi, je perçois quelque chose en moi : je me sens seul. » La solitude est empreinte de honte, on fait tout pour ne pas devoir dire qu’on se sent seul. Grâce au coronavirus, cette tendance s’inverse un peu, et la solitude est redevenue « acceptable ». Ensuite vient la question de savoir quoi faire. La personne parviendra-t-elle à intégrer un groupe de maison ou à demander à son pasteur si elle peut participer à telle ou telle activité ? Astuce n° 77 : aider quelque part est l’option idéale, car cela procure un sentiment de dignité.

Par ailleurs, chacun sait que chanter, faire de la musique et danser ensemble aide énormément. La musique est un excellent outil contre la solitude.

Je dirais qu’il faut en premier lieu faire soi-même un pas et rechercher le contact.

Dans quelle mesure la société joue-t-elle un rôle négatif, empêchant les personnes seules de sortir de leur situation à cause des structures établies ?

Oui, c’est LA grande question sociale, n’est-ce pas ? Cela commence par notre conception du travail. Qu’est-ce qui donne sa valeur à une personne ? Si chacun court après sa carrière entre 8 heures et 18 heures, personne n’a plus le temps de boire un café en dehors du temps de travail. Ce qui est extrêmement précieux, c’est lorsqu’un membre du couple apprécie d’être femme ou homme au foyer dans la perspective de pouvoir faire du bénévolat et que les deux partenaires unissent leurs efforts pour libérer du temps pour ce type d’activité. C’est là qu’on peut construire une « communauté qui prend soin » (caring community) : un réseau au sein du voisinage ou de l’église.

Une telle approche est à l’opposé de la conception sociale actuelle…
Tout à fait possible, oui. Beaucoup des parents sont poussés à « déposer » leurs enfants au plus vite dans le système afin qu’ils peuvent rester des membres à part entière de l’économie et de contribuer à augmenter le produit national brut.

À mon avis, notre système de valeurs sociologiques et sanitaires mènent notre société droit dans le mur.

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